Publié le 08 février 2024 par Chloé de Cours Thalès. Mise à jour le 09 février 2024.
Dans plusieurs études comparatives internationales, la France apparaît comme l’un des pays dont le système d’éducation est parmi les plus inégalitaires. La notion de méritocratie associée à l’enseignement public semble s’étioler depuis des décennies, au point qu’un enfant d’employé ou d’ouvrier a deux fois moins de chance d’obtenir un diplôme du supérieur qu’un élève issu d’un milieu de cadres. Sciences Po Paris, grande école de formation des élites par excellence, cherche à contrer cet effet avec des initiatives visant à recruter ses étudiants dans tous les milieux sociaux. Sa dernière initiative consiste à ouvrir l’école aux élèves des lycées professionnels.
L’ouverture de Sciences Po aux bacheliers « Pro »
Pour combattre les inégalités sociales, Sciences Po veut recruter les meilleurs profils des lycées professionnels
La décision de Sciences Po de s’ouvrir aux bacheliers professionnels est dans la continuité de ses efforts pour diversifier son recrutement. Mathias Vicherat, directeur de l’institution depuis novembre 2021, justifie cette mesure par une volonté de combattre les préjugés et de promouvoir la méritocratie.
L’exclusion, dont les lycéens de Bac pro faisaient jusqu’alors les frais dans le processus de candidature à Sciences Po, renvoie le directeur à son histoire personnelle. « Lycéen en zone d’éducation prioritaire à Paris, un conseiller auquel je faisais part de mon envie d’intégrer Sciences Po m’avait répondu : non, mais sérieusement ? ». Constatant une lacune choquante dans le processus de recrutement de l’école, il a donc souhaité y intégrer cette filière à côté des voies générale et technologique.
Les Bacs professionnels sont en effet souvent mal considérés, comme des cursus de second choix. En ouvrant la porte à ces candidats, Sciences Po aspire à démontrer que la voie professionnelle peut également mener à “l’excellence” et mener à des carrières dites prestigieuses, brisant ainsi les barrières entre les catégories socioprofessionnelles.
Sciences Po Paris veut poursuivre ses efforts d’inclusion sociale
La possibilité de recruter des candidats issus de Bacs pros à Sciences Po Paris s’inscrit dans une stratégie mise en place dès le début des années 2000, ouvrant les portes de l’école aux lycéens issus de milieux défavorisés. Cette forme de discrimination positive est, selon le directeur de l’école, indispensable pour valoriser la diversité des talents et des parcours éducatifs.
En offrant aux meilleurs élèves de la filière professionnelle l’accès à une formation d’excellence, Sciences Po leur permet non seulement de réaliser leurs aspirations, mais aussi de devenir des modèles pour les générations futures. Par ailleurs, le recrutement de Bacs pros à Sciences Po Paris enrichira l’environnement de l’école. La diversité des expériences et des perspectives apportées par ces nouveaux étudiants rendra le dialogue en interne encore plus inclusif et innovant, ce qui est essentiel dans une institution dédiée aux sciences sociales et politiques.
Enfin, le recrutement de Bacs pros à Sciences Po Paris peut servir de modèle pour d’autres institutions d’enseignement supérieur. En reconnaissant et en valorisant la diversité des parcours éducatifs, Sciences Po montre la voie vers un système éducatif plus inclusif et équitable.
Concrètement, comment cela va-t-il se passer pour les élèves de lycées professionnels ?
À partir du 17 janvier 2024, les élèves de Bac pro auront l’opportunité de candidater à Sciences Po sur la plateforme Parcoursup, au même titre que leurs homologues des voies générale et technologique. Pour maximiser leurs chances, ces élèves seront intégrés à la convention éducation prioritaire (CEP), un dispositif visant à soutenir les étudiants issus de milieux modestes.
Lors de cette première année du dispositif, trois lycées professionnels ont été sélectionnés pour tester la mise en œuvre de conventions éducation prioritaire : un lycée situé dans une ville dite populaire : Sarcelles, un en milieu rural à Doullens et enfin le dernier dans un territoire ultra-marin à Marie-Galante.
Qu’est-ce que les conventions éducation prioritaire de Sciences Po (CEP) ?
L’origine des CEP
Le programme de conventions éducation prioritaire ou CEP de Sciences Po a été créé en 2001 sous la direction de Richard Descoings. Son objectif était clair : diversifier le recrutement des étudiants pour inclure un plus grand nombre de candidats issus de catégories socioprofessionnelles défavorisées. À l’époque, la proportion d’élèves boursiers admis à Sciences Po via l’examen d’entrée était de seulement 3 %, faisant de Sciences Po une école recrutant des enfants d’élites pour former les élites de demain. L’idée derrière la mise en place du dispositif de CEP était justement d’introduire de la diversité dans le recrutement de ces futurs leaders.
Comment fonctionnent les CEP ?
Des lycées répondant à des critères bien précis
Les CEP sont des conventions signées entre l’école et des lycées. Ces derniers doivent remplir au moins l’un des trois critères suivants :
- L’établissement est classé en ZEP, en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP), en zone sensible ou en zone de prévention de la violence.
- Le lycée comprend une part d’élèves de catégories socioprofessionnelles « défavorisées » supérieure d’au moins 70 % à la moyenne nationale ; soit environ 43 % des élèves scolarisés au sein de l’établissement.
Selon les données établies par le ministère de l’Éducation, sont compris dans cette catégorie les enfants d’ouvriers qualifiés ou non, ouvriers agricoles, retraités, employés ou ouvriers, chômeurs, sans emploi.
- Le lycée compte une part d’élèves issus de collèges classés ZEP, REP, en zone sensible ou zone de prévention de la violence supérieure à 60 %.
Un dispositif de repérage et de formation
Dans les lycées ayant passé une convention de ce type, des moyens sont dégagés, apportés par Sciences Po, afin de :
- Identifier les élèves disposant du potentiel nécessaire à intégrer un parcours d’excellence.
- Accompagner dès la Seconde les lycéens correspondant à ce profil, par le jeu d’ateliers de renforcement pédagogique. Ceux-ci sont axés sur la lecture de la presse, la connaissance et la compréhension fine de l’actualité.
- Développer les initiatives culturelles, telles que des visites de musées, mémoriaux, des spectacles de théâtre, des conférences pour enrichir l’expérience éducative des élèves et élargir leur horizon culturel.
Les professeurs des lycées concernés, en SES et Histoire et Géographie en particulier, s’investissent dans ces ateliers de formation et de préparation au concours de Sciences Po. Au-delà d’une préparation poussée au concours, les CEP permettent en partie de lutter contre l’autocensure manifestée par une partie des lycéens qui n’osent même pas envisager de viser Sciences Po.
Un accompagnement pour les admis à Sciences Po
Les étudiants issus de cette filière CEP et admis à Sciences Po y bénéficient d’un soutien continu. Cela inclut des programmes de renforcement pédagogique comme le « Booster » et le « Passeport pour l’anglais », ainsi qu’un accompagnement sous forme de tutorat et de mentorat. Les étudiants boursiers bénéficient également d’exonérations de frais de scolarité et d’aides au logement.
Un bilan positif des CEP
En une vingtaine d’années, Sciences Po Paris a significativement augmenté le nombre de ses partenariats avec les lycées dans le cadre des CEP : ce sont aujourd’hui 200 établissements qui ont signé de telles conventions.
Si en 2001, Sciences Po Paris recrutait 3% de lycéens boursiers, ils représentent désormais 30% des admis en première année. En 2022, 658 lycéens issus du dispositif CEP ont présenté le concours d’entrée et 173 ont été admis. En parallèle, la candidature de 8606 lycéens de la voie « normale » était retenue via Parcoursup, aboutissant à l’admission de 908 d’entre eux. Ainsi, 16 % des étudiants de première année à Sciences Po Paris étaient issus de CEP.
L’ouverture aux lycées professionnels va-t-elle révolutionner le recrutement ?
Ces bonnes intentions louables n’échappent pas aux limites du dispositif
Malgré les efforts déployés, des défis demeurent dans le processus d’ouverture de Sciences Po aux étudiants de la voie professionnelle. Un exemple : alors que les élèves de lycées technologiques peuvent candidater à Sciences Po, en 2023 aucun candidat de cette filière n’a reçu de proposition d’admission sur Parcoursup à Sciences Po Paris et seul le campus de Sciences Po Nancy a pu s’enorgueillir d’un taux de 1 % de candidats issus de Bac technologique !
Une étude de l’Institut des politiques publiques publiée en 2021 sur la démocratisation des grandes écoles montrait que cette ouverture de Sciences Po vers les classes les moins favorisées demeurait marginale. Ainsi entre 2006 et 2016, la proportion d’étudiants issus de catégories socioprofessionnelles « ouvriers » et « personnes sans activité » était passée de 6 à 8 %, alors que celle des enfants de CSP cadres, chefs d’entreprise, professions intellectuelles et libérales ne perdait qu’un point, passant de 74 à 73 %. Par comparaison, sur les 20-24 ans, on compte 36 % d’enfants d’ouvriers et de sans activité et 23 % de jeunes issus de milieux favorisés.
Les efforts de l’établissement de la rue Saint-Guillaume ne sont pas en cause et l’on ne peut que saluer cette évolution sincère et réelle. Mais c’est dès l’école élémentaire que se jouent et se créent les inégalités scolaires et à mesure de l’avancée dans le cursus pédagogique, toutes les études constatent un accroissement des écarts entre élèves issus de milieux favorisés et défavorisés. Au lycée, il est donc trop souvent bien trop tard pour réinsérer des enfants dans un cursus « gagnant ».
Cela reste une chance pour les meilleurs élèves en Bac pro s’ils sont bien repérés et se trouvent dans les bons lycées
Faisant suite au déploiement des CEP dans de nombreux établissements, l’extension de ce dispositif aux lycées professionnels demeure une belle initiative. Elle ne pourra certainement pas inverser une donne sociale déjà jouée pour beaucoup d’élèves dès la fin de l’école élémentaire. Cependant elle a le mérite d’indiquer aux jeunes des lycées professionnels, souvent vus comme des laissés pour compte, que cette voie peut également aboutir à de grandes études.
Au-delà des cas individuels qui pourront bénéficier du dispositif et intégrer une école qui leur était jusque-là interdite, c’est aussi un signal fort qui peut avoir des conséquences positives sur l’ensemble des lycéens de cette filière. Si des élèves de Bac pro peuvent intégrer une école d’élite, cela pourra permettre de revaloriser l’image très dégradée du lycée professionnel.