Alors que le gouvernement français envisage d’augmenter significativement le nombre de places en études de santé d’ici 2027, plusieurs questions se posent quant à la faisabilité et l’impact de cette mesure. Certes, on pourrait avoir envie de mettre ces interrogations sur un caractère prétendument bien français, serait-on un peuple jamais content ? Mais alors que cette ouverture des études de santé à un nombre plus important d’étudiants est demandée depuis de longues années, voilà qu’on rechignerait maintenant à en accepter les éventuelles conséquences ? Pourtant, même si la mesure semble répondre au manque de médecins dans des déserts médicaux, elle demande à relever plusieurs défis difficiles.
Instauré en 1971 à la demande du Syndicat Autonome des Enseignants de Médecine, le numerus clausus était une réponse à l’ouverture massive des universités après 1968. Cependant, à partir de 1977, le nombre de places en médecine va diminuer progressivement passant de 8588 places en 1972 à 7853 en 1979, puis 7121 en 1980, 6423 en 1981, 5900 en 1983, 5000 en 1984, 4100 en 1989 jusqu’à descendre à 3500 en 1993 qui forme le point bas du nombre de places disponibles pour les études de médecine.
L’effet a été une diminution progressive de la densité médicale, exacerbée par un grand nombre de départs à la retraite simultanés à la fin des années 2010 et pendant les années 2020. L’élévation progressive du nombre d’étudiants en médecine depuis les années 2000 n’a pas suffi à combler ces manques. En 2000, 3850 étudiants étaient admis en études de santé contre 7400 en 2010 et 9361 en 2020.
Les études de médecine durant 8, 9 ou 10 ans, voire plus, le recrutement d’un élève en médecine ne trouve son plein effet que bien après son intégration à l’université. Les gouvernements successifs ont ainsi mal anticipé le double effet du faible nombre de jeunes en formation et du grand nombre de médecins formés dans les années 1960-1970 atteints par la limite d’âge.
La réduction du nombre de médecins en exercice, conséquence directe du numerus clausus, a entraîné une hausse significative des zones à faible densité médicale, les « déserts médicaux ». Par ce terme, on désigne les espaces dans lesquels le nombre de médecins et de professionnels de santé pour 100 000 habitants est « faible », soit bien en dessous de la moyenne française de 300 médecins en activité pour 100 000 habitants.
Aujourd’hui, différents rapports estiment que cette notion de désert médical concerne une commune sur trois, touchant environ 10 % de la population, soit entre 6 et 8 millions de personnes. Dans ces zones, l’accès aux soins est sérieusement compromis, affectant la santé des populations dans ces territoires. La baisse de la densité médicale dans ces zones est d’autant plus critique que les médecins restants vieillissent, beaucoup approchant de l’âge de la retraite.
Annoncée en 2018, la réforme des études de santé a vu le jour en 2020. L’objectif premier en était de permettre un recrutement plus ouvert dans les études de santé et de former plus d’étudiants. La réforme remplaçait la Première année commune aux Études de Santé (PACES) par deux nouvelles voies d’accès alternatives : le Parcours d’Accès spécifique Santé (PASS) et les Licences avec une option Accès Santé (L.AS).
Le PASS, remplaçant la PACES, est une première année d’études centrées sur la santé, mais exigeant de suivre également une discipline mineure dans un autre domaine académique. À l’issue de l’année de PASS, un examen encore très sélectif, oriente les candidats soit :
Le redoublement n’est pas autorisé. Par contre, en cas d’échec en PASS, il est possible aux étudiants recalés de s’inscrire en première ou deuxième année de L.AS selon leurs résultats aux partiels. Celle-ci est un peu le miroir du PASS. L’étudiant suit une majeure dans une discipline autre que la santé et une mineure en santé. Selon ses résultats dans les deux disciplines, il peut prétendre à rejoindre une des filières MMOPK (Médecine, Maïeutique, Odontologie, Pharmacie et Kinésithérapie) en fin de première ou de seconde année de L.AS.
Le passage du numerus clausus au numerus apertus marque aussi une modification importante dans la gestion des admissions en médecine. Il laisse en effet aux facultés une plus grande autonomie pour déterminer le nombre de places disponibles et les critères de sélection.
Malgré cette réforme ambitieuse des études de santé, le nombre d’étudiants en santé n’a pas suffisamment augmenté pour combler les manques actuels. Ainsi, en 2018, avant la réforme, environ 9 000 étudiants étaient inscrits en deuxième année de médecine. Ce chiffre a légèrement progressé à 9,570 en 2020, puis est monté jusqu’à 11 000 en 2022, pour redescendre à 10 000 en 2023.
Le « Pacte territoire santé », élaboré entre 2015 et 2017, a introduit plusieurs mesures telles que le développement de la télémédecine et des soutiens financiers pour l’emploi d’assistants médicaux, qui visent à alléger les tâches administratives des médecins. Des incitations ont été proposées pour encourager les médecins à la retraite à continuer de pratiquer, afin de pallier temporairement le manque de professionnels de santé dans les zones à faible densité médicale. Toutefois, les tentatives d’incitation pour l’installation de jeunes médecins dans des zones sous-denses n’ont pas, pour le moment, porté leur fruit.
Début avril 2024, le Premier ministre Gabriel Attal a fait une nouvelle annonce très ambitieuse : augmenter le nombre de places en deuxième année d’études de santé à 12 000 dès la rentrée 2025, puis à 16 000 en 2027. Cela représente une augmentation de 70 % par rapport aux chiffres de 2019. Si l’engagement est louable, beaucoup s’interrogent sur la faisabilité d’une telle mesure, les conséquences pratiques en ont-elles été bien pensées ?
L’inquiétude majeure des doyens des facultés de médecine, ainsi que des étudiants, réside dans le risque d’engorgement des établissements. L’augmentation impressionnante du nombre d’étudiants en santé soulève des questions légitimes sur la faisabilité de cette expansion. Benoît Veber, président de la conférence des doyens de médecine, exprime ses préoccupations : « On nous demande d’ici 2027 de créer 120 places supplémentaires par faculté, je ne sais pas comment on va faire ». Ce sentiment est largement partagé parmi les responsables des universités de médecine, qui s’interrogent sur la capacité des facultés à absorber une telle augmentation sans compromettre la qualité de l’enseignement.
Pour pouvoir faire face à cette augmentation de plus de 50 % des étudiants en quatre ans, il serait nécessaire de recruter un grand nombre d’enseignants. Mais entre un manque de moyens criant et le temps qu’il faut pour former des enseignants, la partie semble loin d’être gagnée. « Nos formations doivent rester de qualité, or il nous faut plus d’enseignants, de maîtres de conférences, de chefs de cliniques et tout cela ne se fait pas en deux minutes », commente ainsi Benoît Veber. Sans compter le simple problème de la place dans les locaux pour accueillir tant d’élèves supplémentaires.
Enfin, les études de médecine reposent dès la seconde année sur des stages d’externat puis, en sixième année d’internat. Jérémy Darenne de la faculté de médecine de Strasbourg explique bien le problème : « Pour nos stages d’observation en deuxième et troisième années, on va déjà dans les chambres des patients par groupe de huit », ce qui n’est pas idéal pédagogiquement, ni pour les patients. Comment gérer cette situation ? Pour l’instant, nul ne le sait.
Par ailleurs, tous voient bien que le plein effet de cette augmentation du nombre d’élèves sera atteint en 2037, à cette date les premiers contingents des promotions totalisant 16 000 étudiants se retrouveront sur le terrain, en mesure d’exercer leur métier. Or, les déserts médicaux sont un problème critique aujourd’hui. La situation dans certaines zones à très faible densité médicale nécessite des actions rapides pour garantir l’accès aux soins, ce à quoi ne contribue aucunement l’augmentation actuelle du nombre de personnes en formation.
De plus, en 2037, lorsque les 16 000 étudiants formés annuellement débuteront leur carrière, tout porte à croire que le pic du problème sera déjà derrière nous. Pourquoi ? À ce moment, le nombre de départs en retraite de médecins atteindrait son taux le plus bas, selon Benoît Veber. Ce seront en effet les médecins formés pendant années du numerus clausus le plus restricitf. Beaucoup moins nombreux, leurs départs seront certainement moins impactants.
Cette dynamique risque même de conduire à un trop-plein de médecins dans certaines spécialités médicales, compte tenu de l’évolution des besoins médicaux et de l’impact attendu des technologies comme l’intelligence artificielle. Ainsi, Emmanuel Touzé, doyen de la faculté de médecine de Caen, reconnaît le manque de travaux prospectifs sur l’évolution future des besoins en médecine, ce qui complique la planification à long terme des formations et des recrutements nécessaires.
